Chapitre 29
Reste avec nous, Seigneur
Par une nuit calme de 1943, quelqu’un sonna à la porte de Nellie Middleton. Il faisait nuit dehors mais elle savait qu’il ne fallait pas allumer les lumières au moment d’ouvrir la porte. Près de trois ans s’étaient écoulés depuis que les bombes allemandes avaient commencé à tomber près de chez elle, rue de Saint-Paul à Cheltenham en Angleterre. Nellie continuait d’occulter ses fenêtres la nuit pour protéger sa fille et elle-même des raids aériens.
Les lumières éteintes, elle ouvrit la porte. Un jeune homme se tenait sur le seuil, le visage dans la pénombre. Il tendit la main et, à voix basse, se présenta comme étant Ray Hermansen, un frère de l’Église. Son accent américain était facilement reconnaissable1.
Nellie sentit sa gorge se nouer. Depuis la dissolution de la branche de Cheltenham, Nellie et les autres femmes avaient rarement eu l’occasion de prendre la Sainte-Cène2. Les États-Unis avaient récemment envoyé des troupes en Angleterre pour préparer une offensive des Alliés contre l’Allemagne nazie3. Quand Nellie avait pris conscience que certains soldats américains basés dans sa ville pourraient être des membres de l’Église pouvant bénir la Sainte-Cène, elle avait demandé à Margaret, sa belle-sœur, de peindre une représentation du temple de Salt Lake City et de l’afficher en ville. Sous l’image, on lisait le message suivant : « Tout soldat intéressé par ceci sera accueilli chaleureusement au 13, rue St. Paul4. »
Cet américain avait-il vu son affiche ? Avait-il l’autorité de bénir la Sainte-Cène ? Nellie lui serra la main et le fit entrer.
Ray était un saint des derniers jours de vingt ans, originaire d’Utah, et il détenait l’office de prêtre dans la prêtrise d’Aaron. Bien que son régiment soit stationné à seize kilomètres de là, un autre membre de l’Église lui avait parlé de la peinture du temple de Salt Lake City et il avait obtenu la permission de se rendre à l’adresse indiquée sur l’affiche. Il avait parcouru la distance à pied et c’était pour cela qu’il n’était arrivé qu’à la nuit tombée. Quand Nellie lui fit part de son souhait de prendre la Sainte-Cène, il lui demanda à quel moment il pouvait revenir afin d’accomplir cette ordonnance pour elle.
Le 21 novembre, Nellie, sa fille et trois autres femmes accueillirent Ray à leur réunion dominicale. Nellie commença la réunion par une prière et la petite assemblée chanta le cantique « Oh, quel amour ». Ensuite, Ray bénit et distribua la Sainte-Cène. Puis les quatre femmes présentes rendirent témoignage de l’Évangile5.
Bientôt, d’autres soldats saints des derniers jours entendirent parler des réunions de la rue St. Paul. Certains dimanches, il y avait tellement de monde dans le salon de Nellie que les gens devaient s’asseoir dans les escaliers. Comme les canaux de communication entre les nations alliées étaient toujours ouverts, les saints de Cheltenham n’étaient pas isolés du siège de l’Église en Utah. La mission britannique continuait de publier le Millennial Star, ce qui fournissait aux saints de la documentation pour leurs leçons et des articles d’actualité dont ils discutaient lors de leurs réunions.
À cette époque, l’une des nouvelles les plus importantes du Millennial Star était l’appel de Spencer W. Kimball et d’Ezra Taft Benson au Collège des douze apôtres. Quand le président Grant leur présenta cet appel, tous deux étaient présidents de pieu en dehors de l’Utah et avaient des liens avec la mission britannique. Heber C. Kimball, le grand-père de frère Kimball, avait ouvert la mission en 1837. Frère Benson avait servi dans cette mission au début des années 19206.
Lors des réunions avec les soldats, Nellie constatait à quel point leur famille leur manquait. Comme l’armée censurait le courrier qu’écrivaient les militaires, leurs proches n’avaient souvent aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient. Nellie commença à écrire des lettres aux familles des soldats, décrivant combien il était merveilleux d’avoir leur frère, leur fils, leur mari ou leur fiancé chez elle. Elle indiquait son adresse sur l’enveloppe, ce qui donnait une idée de l’endroit où étaient déployés les soldats7.
Dans une lettre adressée à la femme d’un soldat, Nellie écrivit : « Je sais à quel point votre mari doit vous manquer et avec quelle impatience vous attendez de ses nouvelles. Sachez que vous auriez été très fière de la manière dont il a parlé de vous et de l’Église. »
Elle ajouta : « Je pense que tant que nous faisons de notre mieux, le Seigneur continuera de nous bénir. Il a pris soin de nous et nous a protégés avec tant de bonté. Même au milieu de toute cette misère et cette destruction, nous sommes profondément reconnaissants de toutes nos bénédictions8. »
Vers cette époque, Mary dos Santos, âgée de trente ans, rendait visite à sa tante, Sally, qui vivait dans une ferme près de la ville de Santa Bárbara d’Oeste, dans l’État de São Paulo, au Brésil. Sally avait rencontré des missionnaires saints des derniers jours originaires des États-Unis et elle avait proposé à Mary de les rencontrer également. Cette dernière n’était pas très croyante et ne s’intéressait pas du tout à une nouvelle Église. Cependant, elle avait accepté de rencontrer les jeunes hommes avec son mari, Claudio, à condition qu’ils promettent de ne pas parler de religion.
Plus tard, lorsque les missionnaires arrivèrent à São Paulo chez Mary et Claudio, ceux-ci les trouvèrent à la fois intéressants et amusants. Ils restèrent quatre heures et ne parlèrent de l’Église que pour mentionner un cours d’anglais qu’ils proposaient tous les jeudis. Le grand-père de Mary était né aux États-Unis et avait émigré au Brésil après la guerre de Sécession, si bien que la jeune femme avait grandi en parlant anglais à la maison. Mais le cours intéressait Claudio, qui était brésilien lusophone et ne connaissait que peu d’anglais. Il pensait qu’une meilleure maîtrise de cette langue l’aiderait à progresser professionnellement.
Avant que Claudio assiste à son premier cours, Mary le mit en garde. Elle lui dit : « Tu vas au cours d’anglais, rien de plus. Ne fais pas attention à tout ce qui se passe avant ou après ! »
Claudio ne tint pas compte de son conseil. Après le cours, il resta pour assister à une activité où les membres de l’Église et leurs amis faisaient des sketches et jouaient de la musique. Claudio aimait la musique mais il était surtout attiré par le bon esprit de la réunion et des participants.
Quand il rentra chez lui, sa femme l’interrogea sur le cours : « Comment ça s’est passé ?
– C’était merveilleux ! » Il lui parla de l’activité. Il avait déjà hâte d’y retourner.
Mary n’aimait pas le fait qu’il reste après le cours mais elle le soutint, semaine après semaine. Un jour, il la convainquit de l’accompagner et elle passa également un bon moment. Tous deux finirent par s’intéresser à l’Évangile rétabli de Jésus-Christ9.
Au Brésil, l’Église n’en était qu’à ses débuts. Comme l’avait recommandé le président de la mission sud-américaine, Reinhold Stoof, la mission brésilienne créée en 1935 était germanophone. Cependant, trois ans plus tard, le président de la République avait instauré des lois visant à affaiblir l’influence des gouvernements étrangers et à promouvoir l’unité nationale. L’une de ces lois interdisait qu’une autre langue que le portugais, langue officielle du pays, soit parlée dans les réunions publiques, y compris les services religieux10.
Les saints avaient obtenu l’autorisation de la police de tenir certaines réunions en allemand. Toutefois, les missionnaires commencèrent à concentrer leurs efforts sur les lusophones, dont beaucoup semblaient désireux de les rencontrer. En 1940, l’Église publia une édition portugaise du Livre de Mormon11.
En même temps, les restrictions linguistiques continuaient de susciter de la frustration chez les saints germanophones. Leurs sentiments ne firent que s’intensifier au cours de l’été 1942, lorsque des sous-marins allemands attaquèrent des navires brésiliens. Le Brésil déclara la guerre à l’Allemagne et le travail missionnaire en allemand fut interrompu12. Certains saints germanophones se retournèrent contre l’Église et ses dirigeants majoritairement américains, mais beaucoup restèrent des saints des derniers jours engagés13.
Dans la branche de São Paulo, où Mary et Claudio assistaient aux réunions et aux activités, une poignée de saints lusophones et germanophones participaient au culte ensemble14. Mais il y avait un problème pour trouver des dirigeants. Habituellement, c’étaient les missionnaires qui dirigeaient les branches au Brésil mais, à cause de la guerre, il étaient moins nombreux. Le gouvernement brésilien avait également interdit l’entrée de nouveaux missionnaires étrangers dans le pays. Lorsque le président de mission, William Seegmiller, était arrivé en 1942, plus de soixante missionnaires d’Amérique du Nord œuvraient au Brésil. Au début de l’année 1944, les derniers missionnaires étaient sur le point de rentrer chez eux et il y avait très peu de détenteurs de la prêtrise parlant le portugais au Brésil pour remplir les appels vacants de dirigeants15.
Les cours d’anglais suivis par Claudio prirent fin après le retour des missionnaires aux États-Unis. Peu de temps après la fin des cours, Ada, la femme du président Seegmiller, rendit visite au couple. Après avoir discuté un moment, elle dit : « Vous savez, ces missionnaires seraient très heureux si vous vous faisiez baptiser. »
Ce soir-là, Claudio et Mary n’acceptèrent pas le baptême, mais ils décidèrent de commencer à assister aux réunions du dimanche. Leur intérêt pour l’Évangile augmenta et, au début de la nouvelle année, ils décidèrent de devenir membres de l’Église. Le 16 janvier 1944, Mary et Claudio furent baptisés par Wan, le fils de William et Ada Seegmiller, quelques jours seulement avant que celui-ci ne quitte le pays pour servir dans l’armée américaine16.
Quelques semaines après le début de la nouvelle année, Helga Meiszus Birth apprit la mort de son cousin Kurt Brahtz, soldat de l’armée allemande qui avait récemment été blessé en Union soviétique. Elle avait grandi avec le jeune homme et le considérait comme son frère. Elle pleura sa mort comme elle avait pleuré celle de son mari, Gerhard, autre jeune victime de la guerre. Elle resta inconsolable pendant quelques temps. Puis elle se força à se reprendre. Elle dit : « Je pleure pour moi-même17. »
Un peu plus tard, alors qu’elle assistait à une conférence de district près de chez elle, Helga rencontra Paul Langheinrich, deuxième conseiller dans la présidence de mission. Pendant qu’ils parlaient, Paul lui demanda : « Sœur Birth, que diriez-vous de partir en mission ? » Helga réfléchit. La plupart des jeunes hommes étant partis à la guerre, on avait désespérément besoin de sœurs missionnaires. Ce ne serait pas facile de faire une mission en période de guerre et elle devrait obtenir une permission spéciale pour déménager à Berlin. Néanmoins, elle voulait faire avancer l’œuvre du Seigneur. Elle répondit à Paul qu’elle était prête à servir.
Les mois passèrent et elle ne reçut pas d’appel en mission. Pendant cette période, elle se faisait de plus en plus de souci pour son jeune frère Siegfried, qui avait été enrôlé dans l’armée. Elle était sûre qu’il lui était arrivé quelque chose. Lorsqu’elle reçut enfin une lettre de lui, il était dans un hôpital militaire en Roumanie. Une bombe lui avait déchiqueté le corps, lui mutilant le genou et la hanche. Il écrivit : « Helga, la guerre est finie pour moi. » Il décéda quelques jours plus tard18.
Le mois suivant, la branche organisa une cérémonie en souvenir de Siegfried. La tante de Helga, Nita, de Hambourg, vint à Tilsit pour le service. Elle y retrouva Helga, ses grands-parents et sa tante Lusche. À la fin de la cérémonie, Lusche attrapa Helga par le bras et lui demanda : « Pourquoi ne viens-tu pas dormir chez moi ?
– Je ne peux pas », répondit-elle. Elle avait déjà promis à Nita et à ses grands-parents de rester avec eux cette nuit-là.
« Viens chez moi, la supplia Lusche. J’ai préparé trop de soupe aux pois ! »
Helga sentit que quelque chose la poussait à suivre Lusche. Elle accepta.
Cette nuit-là, chez sa tante, après s’être couchée, Helga vit un flash lumineux aveuglant. Elle sut immédiatement qu’il s’agissait d’une fusée éclairante d’un bombardier allié, illuminant une cible. Les deux femmes se précipitèrent à la cave tandis que les sirènes d’alerte aérienne retentissaient19.
Helga connaissait bien les raids. L’année précédente, les éclats d’une bombe ennemie l’avaient touchée à la tête et au ventre. Elle avait senti tout son corps s’engourdir et avait cru qu’elle allait mourir. Elle s’était dit : « Je vais retrouver Gerhard20. »
Cette nuit-là, pendant que les nombreuses explosions faisaient trembler les murs, Helga pensait qu’elle ne sortirait pas vivante de la cave. Blotties l’une contre l’autre, les deux femmes chantèrent un cantique qui les réconfortait dans leurs moments d’angoisse :
Seigneur, reste avec moi ce soir !
Voici déjà la nuit.
Le calme et la paix revinrent enfin dans la maison. Le lendemain matin, un homme qu’Helga connaissait par le travail, frappa à la porte de Lusche et dit : « Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous21 ! »
Helga suivit l’homme dans la rue où ses grands-parents vivaient. Leur immeuble avait été complètement rasé par les bombes des alliés. Horrifiée, Helga regarda des volontaires fouiller les décombres à la recherche de survivants. Non loin, les corps des défunts reposaient sous des couvertures. Helga chercha parmi ceux-ci mais ne trouva ni ses grands-parents, ni sa tante.
Les ouvriers continuèrent de fouiller les décombres. Au bout de quelques semaines, ils retrouvèrent les corps manquants22.
Helga n’arrivait pas à comprendre pourquoi Dieu avait permis une telle chose. Sa grand-mère avait été une membre fidèle de l’Église et son témoignage avait été une ancre pour celui de Helga. Elle se demanda : « Fallait-il vraiment qu’ils meurent ainsi ? »
Puis, une nuit, elle rêva de ses grands-parents et de sa tante. Dans son rêve, elle comprit que leur mort avait été rapide et sans souffrance. Helga fut également réconfortée par le fait qu’ils étaient morts ensemble.
Un peu plus tard, elle reçut un appel à servir dans le bureau de la mission de Berlin. Elle était heureuse de quitter Tilsit. Il ne lui vint pas à l’esprit qu’elle pourrait ne jamais revenir23.
Peu après le baptême de Claudio et Mary dos Santos à São Paulo, au Brésil, William Seegmiller, le président de mission, demanda à Claudio s’il voulait être un ancien [« elder » en anglais]. Quoique surpris, Claudio répondit « oui ». Il allait à l’église depuis quelques mois seulement ; il ne savait pas exactement ce que signifiait être un ancien. Il savait qu’on appelait les missionnaires « Elder » et qu’ils étaient des jeunes hommes remarquables qui consacraient leur vie à Dieu. Si c’était ça, être un ancien, alors c’était bien ce qu’il désirait24.
Le dimanche matin suivant, juste avant l’École du Dimanche, le président Seegmiller ordonna Claudio à l’office d’ancien dans la Prêtrise de Melchisédek. Ensuite, il lui dit : « Maintenant, nous allons préparer la Sainte-Cène et l’École du Dimanche. »
Claudio était un peu perplexe. Tout se passait si vite et il ne savait pas vraiment ce qu’il faisait. Cependant, il suivit les instructions du président et remplit sa première responsabilité dans la prêtrise.
Ce soir-là, pendant la réunion de Sainte-Cène de la branche, le président Seegmiller sollicita à nouveau Claudio, lui demandant cette fois d’être son interprète tandis qu’il s’adressait aux saints en anglais. Claudio ne maîtrisait pas encore bien l’anglais et n’avait jamais interprété auparavant, mais il accepta25.
Au début de la réunion, le président de mission demanda aux saints de soutenir l’ordination de Claudio. À sa grande surprise, Claudio comprit clairement le président Seegmiller et n’eut aucun mal à traduire ses paroles en portugais.
Le président de mission parla ensuite à l’assemblée d’une lettre qu’il avait écrite à la Première Présidence un an auparavant. Il avait exprimé sa crainte qu’au Brésil, il n’y ait pas suffisamment d’hommes dignes parlant le portugais dans l’Église pour être ordonnés à la prêtrise et soutenir les branches. Il avait désormais honte d’avoir tenu ces propos.
Il déclara : « Aujourd’hui, notre frère Claudio a été ordonné à l’office d’ancien. Voulez-vous le soutenir en tant que premier président de branche brésilien de São Paulo ? »
Abasourdi, Claudio interpréta ses paroles. Il pensa à son manque d’expérience. Il se demanda : « Qu’est-ce que j’y connais ? » Il connaissait l’histoire de Joseph Smith mais n’avait jamais lu le Livre de Mormon. La seule chose qu’il avait à offrir était son enthousiasme pour l’Évangile rétabli. C’était peut-être tout ce que le Seigneur attendait de lui.
Il regarda l’assemblée et vit que les membres levaient la main pour le soutenir dans son appel. Il était honoré. Il ne savait peut-être pas grand-chose mais il était disposé à œuvrer26.
Ses responsabilités prirent effet immédiatement. Il dirigea les réunions du dimanche et bénit la Sainte-Cène. Un missionnaire lui avait appris à lire la musique et il compila un répertoire d’une vingtaine de cantiques qu’il jouait à l’orgue pour accompagner les saints de São Paulo. Au début, il n’avait qu’un conseiller pour le soutenir mais les deux hommes firent de leur mieux pour concilier leur travail et leurs responsabilités familiales tout en prenant soin des saints dispersés dans l’immense ville.
Malgré son inexpérience, Claudio était convaincu que Dieu avait en vue un objectif en l’appelant à diriger la branche. Il se disait : « Si l’Église est vraie, s’il y a un Dieu qui la dirige, il fallait qu’il choisisse quelqu’un. Il fallait qu’il choisisse quelqu’un d’enthousiaste, qui puisse recevoir l’autorité et accomplir l’œuvre27. »
De l’autre côté de l’Atlantique, Nellie Middleton et sa fille, Jennifer, continuaient d’accueillir les soldats et les saints locaux chez elles à Cheltenham, en Angleterre, pour les réunions de Sainte-Cène. Cela faisait près de cinq ans que la guerre faisait partie du quotidien de Jennifer, presque aussi loin que pouvait remonter sa mémoire. Âgée de dix ans, elle était habituée au rationnement alimentaire, aux sirènes des raids aériens et à son masque à gaz, qu’elle emportait partout dans un étui que sa mère avait confectionné28.
Elle avait aussi l’habitude d’être la seule enfant lors des réunions de l’Église. Elle aimait les saints des derniers jours adultes de Cheltenham et s’était liée d’amitié avec de nombreux soldats qui venaient chez elle pour le culte. Cependant, elle désirait être totalement unie à eux : elle souhaitait se faire baptiser pour devenir membre de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours.
C’était son désir depuis qu’elle avait atteint l’âge requis mais il n’y avait pas de fonts baptismaux à Cheltenham et, en période de guerre, sa mère n’avait jamais eu l’occasion de se rendre avec elle dans une autre ville. Cependant, au cours de l’été 1944, Hugh B. Brown, qui avait dirigé la mission britannique jusqu’à ce que la guerre l’oblige à partir, fut appelé à retourner en Angleterre pour superviser les missionnaires locaux, les membres et les soixante-dix-huit branches du pays. Quand il rendit visite aux sœurs à Cheltenham, il collecta leur dîme, que Nellie avait soigneusement gardée dans une boîte en fer29.
Jennifer fut impressionnée par ce grand homme qui se tenait dans son salon. Il se pencha pour lui serrer la main.
Nellie dit : « Frère, je ne sais pas quoi faire pour cette enfant. Elle désire se faire baptiser mais nous ne pouvons pas voyager30. »
Le président Brown affirma qu’il pouvait s’arranger pour qu’elles prennent un train militaire jusqu’à la ville de Birmingham, à quatre-vingts kilomètres au nord. Là, elles auraient accès à des fonts baptismaux.
Jennifer demanda à Arthur Fletcher, un homme âgé d’une branche voisine, d’accomplir le baptême, et à Harold Watkins, un soldat américain qu’elle connaissait, de la confirmer31. La date de baptême fut fixée au 11 août 1944. Ils feraient le voyage jusqu’à Birmingham ensemble.
Le jour venu, Jennifer se tenait sur le quai de la gare, vêtue d’une nouvelle tenue de voyage vert émeraude que sa mère avait confectionnée pour l’occasion. Comme, depuis peu, l’Église demandait aux personnes se faisant baptiser d’être habillées en blanc, Nellie avait cousu une autre robe pour l’ordonnance en utilisant un magnifique tissu de coton blanc brodé32.
Le train crachait des nuages de vapeur en approchant du quai. Le chef de gare donna l’ordre d’embarquer mais Harold Watkins n’était pas encore arrivé. Jennifer se glissa dans le train bondé de soldats tout en scrutant la foule à la recherche de son ami. Elle ne voulait pas partir sans lui.
Soudain, un soldat monté sur un vélo rouillé arriva sur le quai. Sa casquette était glissée dans une poche et sa cravate dans l’autre. C’était Harold ! Il jeta la bicyclette et sauta dans le train au moment où celui-ci commençait à rouler. Jennifer laissa échapper des exclamations de joie.
À bout de souffle, Harold leur raconta ce qui lui était arrivé. Ce matin-là, le commandant du camp avait ordonné que tous les hommes soient confinés dans leurs baraquements. Harold avait promis de confirmer Jennifer et il devait partir, quel que soit le risque. À la dernière minute, il se faufila hors du camp, trouva une vieille bicyclette posée contre un mur et parcourut les dix kilomètres jusqu’à la gare aussi vite que possible.
Jennifer et les personnes qui l’accompagnaient arrivèrent sans problème à Birmingham. Deux jeunes filles de la région assistèrent au service de baptême pour soutenir Jennifer. L’une d’elle exprima l’idée qu’une personne qui se faisait baptiser était comme un navire qui partait enfin pour le voyage de la vie. Reconnaissante d’avoir enfin la possibilité de se déclarer membre de l’Église, Jennifer était prête à entreprendre son propre voyage33.
Cet été-là, à Salt Lake City, Neal Maxwell, âgé de dix-sept ans, entra dans un bureau de recrutement de l’armée et se porta volontaire pour partir à la guerre. Depuis le début du conflit, il attendait de pouvoir s’enrôler. Bien qu’il n’ait pas l’âge requis pour être admis au service militaire, il ne voulait pas attendre plus longtemps34.
Il se passait tellement de choses. Le 6 juin 1944, plus de cent soixante mille soldats des forces alliées avaient pris d’assaut les plages du nord de la France, événement qu’on appela « le Débarquement ». Suite à cette bataille acharnée contre les défenses nazies, les Alliés s’implantèrent en Europe continentale et commencèrent à se frayer un chemin vers l’Allemagne. Neal espérait que cette invasion signifiait que les Alliés prenaient le dessus. Il voulait aider à mener le conflit à son terme aussi vite que possible35.
Il commença son service en septembre. Ses parents, Clarence et Emma, ne comprenaient pas pourquoi il était si pressé de faire la guerre. En apprenant qu’il ferait partie de l’infanterie, leur inquiétude ne fit que croître36. Du fait de son affectation, il serait certainement envoyé au front.
Neal se présenta pour la formation militaire. Il avait pris avec lui un livre intitulé Les principes de l’Évangile. Ce livre, préparé spécialement par les dirigeants de l’Église pour les militaires saints des derniers jours, contenait la doctrine de l’Église, des instructions pour administrer les ordonnances de la prêtrise, des cantiques et des conseils généraux pour le service militaire. En introduction, la Première Présidence avait écrit : « Nous prions pour que le Seigneur vous accorde le courage et la force d’âme nécessaires pour accomplir pleinement votre devoir et pour être honorable en toutes circonstances37. »
Une fois que la formation commença, Neal se rendit compte qu’il avait beaucoup à apprendre. Les autres recrues semblaient plus âgées et expérimentées que lui. En grandissant, il avait souvent été complexé par son apparence. Comme il était trop petit pour jouer dans l’équipe de basket de son lycée, il s’était orienté vers l’élevage des porcs dans le club agricole. Il avait des cicatrices sur le visage à cause d’une acné sévère, ce qui ajoutait à son manque de confiance. Il avait pris un peu d’assurance quand il avait été coéditeur du journal de l’école38.
Neal écrivit souvent à sa famille pendant l’entraînement et ses lettres étaient pleines de bravade juvénile. Depuis l’attaque de Pearl Harbor, les cinéastes d’Hollywood soutenaient l’armée américaine en produisant des films d’action qui idéalisaient la guerre et les Américains qui combattaient. Neal pensait que l’armée faisait de lui un soldat résistant et fort. Il racontait dans ses lettres qu’il tirait au fusil et faisait des randonnées de trente kilomètres. Il expliquait : « Nos sergents sont des vétérans d’outre-mer et ils ne sont pas avares de coups de poing. » Il ajouta qu’une fois l’entraînement terminé, il serait « un vrai homme 39 ».
Il lui arrivait cependant d’être choqué par le comportement de certains des soldats qui l’entouraient et il exprimait une reconnaissance particulière pour avoir grandi dans un foyer humble, centré sur l’Évangile. Il écrivit à sa mère : « Notre maison était le paradis. Maintenant, je me rends compte à quel point vous avez été géniaux et formidables, papa et toi40. »
L’entraînement de Neal se termina en janvier 1945. Il fut envoyé sur le front du Pacifique, dans les combats violents contre les Japonais. Quelques jours avant son départ, il eut une conversation avec sa mère au téléphone. Elle lui parla d’un officier qu’elle connaissait qui pourrait lui trouver le moyen d’accomplir son devoir militaire sans avoir à se battre.
Elle ajouta : « Peut-être que tu n’as pas besoin de partir à l’étranger. »
« Maman, répondit-il, je veux y aller. » Il savait que c’était difficile pour elle de lui dire au revoir, mais il avait un devoir à remplir41.