« Une responsabilité trop lourde », chapitre 11 de Les saints : Histoire de l’Église de Jésus-Christ dans les derniers jours, tome 3, Hardiment, noblement et en toute indépendance, 1893-1955, 2021
Chapitre 11 : « Une responsabilité trop lourde »
Chapitre 11
Une responsabilité trop lourde
Le soir du 6 août 1914, Arthur Horbach, jeune saint des derniers jours de dix-sept ans résidant à Liège, en Belgique, s’abrita tandis que les tirs de l’artillerie allemande s’abattaient sur la ville1. Plus tôt cet été-là, un nationaliste serbe avait assassiné l’héritier de l’empire austro-hongrois, provoquant la guerre entre l’Autriche-Hongrie et le royaume de Serbie. Les deux camps furent rapidement rejoints par leurs alliés respectifs. Début août, la Serbie, la Russie, la France, la Belgique et la Grande-Bretagne étaient en guerre contre l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne2.
La Belgique, neutre à l’origine, s’engagea dans le conflit lorsque les troupes allemandes envahirent la France en passant par la frontière est de la Belgique. La ville de Liège était le premier obstacle important des envahisseurs. Les douze forts qui entouraient la ville avaient d’abord maintenu les Allemands à distance, mais leurs assauts étaient incessants. Des milliers de soldats attaquaient les forts et les défenses belges commençaient à céder.
Les troupes allemandes finirent par franchir la ligne ennemie et envahirent Liège. Les assaillants se répandirent dans la ville, pillant les maisons, brûlant les bâtiments et tirant sur les civils3. Arthur et sa mère, Mathilde, réussirent à leur échapper. Les saints de Liège, qui étaient une cinquantaine, connaissaient le même danger qu’Arthur mais ce dernier ne cessait de penser aux missionnaires qui servaient dans la ville. Il avait passé beaucoup de temps avec eux et les connaissait bien. Avaient-ils été blessés dans cette attaque4 ?
Les jours passaient. Arthur et sa mère vivaient dans la terreur des troupes allemandes et de l’artillerie lourde qui bombardait les forts qui n’étaient pas tombés. Les membres de la branche étaient dispersés dans toute la ville et certains s’étaient rassemblés dans une cave. Un groupe de soldats s’était installé dans la salle que la branche louait et où elle se réunissait habituellement. Par chance, Tonia Deguée, une membre de l’Église âgée qui parlait couramment l’allemand gagna rapidement la confiance de ces soldats et les persuada de ne pas endommager la salle ni le mobilier5.
Arthur finit par apprendre que les missionnaires étaient en sécurité. Le consulat américain de Liège leur avait ordonné d’évacuer la ville le premier jour du bombardement, mais ils n’avaient pas pu informer Arthur ni personne d’autre de leur départ à cause des barrages routiers6.
En fait, les missionnaires de toute l’Europe continentale quittaient le champ de leur mission. Joseph F. Smith avait envoyé un télégramme aux dirigeants de la mission européenne : « Relevez tous les missionnaires allemands et français et faites preuve de discernement quant au transfert de tous les missionnaires des pays neutres ou belligérants dans les missions américaines7. »
Arthur ressentit immédiatement le vide causé par le départ des missionnaires. Depuis que Mathilde et lui-même étaient devenus membres de l’Église, six ans plus tôt, leur branche dépendait des missionnaires, qui étaient les principaux dirigeants de la prêtrise. Dorénavant, les seuls détenteurs de la prêtrise de la branche étaient un instructeur et deux diacres, dont Arthur. Il avait reçu la Prêtrise d’Aaron moins d’un an plus tôt8.
Quand la ville de Liège tomba entre les mains des Allemands, les membres de la branche cessèrent presque de se réunir. Les soldats qui occupaient leur salle de réunion s’étaient installés ailleurs mais le propriétaire refusa que les saints s’y réunissent à nouveau. Chaque jour était une lutte pour la survie. La nourriture et les produits du quotidien se faisaient rares. La faim et la misère pesaient sur la ville.
Arthur savait que tous les membres de la branche souhaitaient se réunir pour prier et trouver du réconfort. Mais sans un endroit pour se réunir ni personne autorisé à bénir la Sainte-Cène, comment pourraient-ils reprendre leurs réunions de branche9 ?
Tandis que la guerre se répandait en Europe, Ida Smith se demandait comment aider les soldats britanniques qui partaient pour le champ de bataille. Un an plus tôt, elle avait emménagé à Liverpool avec son mari, Hyrum M. Smith, et leurs quatre enfants. Hyrum, le fils aîné de Joseph F. Smith, était le président de la mission européenne. Ida soutenait l’œuvre mais elle avait décidé que tant qu’elle aurait des jeunes enfants à la maison, elle ne s’impliquerait pas activement dans le travail missionnaire et n’entreprendrait pas de service en dehors de leur petite branche10.
Cependant, un après-midi, Ida vit une annonce écrite par la mairesse de Liverpool, Winifred Rathbone. Elle appelait les organisations de femmes de la ville à se joindre aux autres femmes bénévoles de Grande-Bretagne pour tricoter des vêtements chauds pour les soldats. Ida savait que des centaines de milliers de soldats britanniques, y compris des saints des derniers jours, auraient désespérément besoin de ces vêtements pour survivre à l’hiver prochain. Mais elle se sentait impuissante.
Elle se demandait : « Comment soutenir cette femme ? Je n’ai pas tricoté une seule maille de ma vie11. »
Il lui sembla alors qu’une voix lui disait : « Le moment est venu pour les Sociétés de Secours de la mission européenne de se montrer et de proposer leurs services. » Ces mots l’impressionnèrent profondément. La Société de Secours de Liverpool ne comptait que huit membres actives mais elles pouvaient participer12.
Avec l’aide du secrétaire de la mission, Ida Smith prit rendez-vous avec Winifred Rathbone le lendemain. Avant l’entrevue, son cœur battait très fort. Elle se reprochait intérieurement : « Pourquoi vas-tu voir la mairesse pour lui proposer les services d’une poignée de femmes ? Pourquoi ne retournes-tu pas chez toi t’occuper de tes affaires ? »
Mais elle repoussa cette pensée. Le Seigneur était avec elle. Elle tenait une petite carte imprimée avec des renseignements sur la Société de Secours et son objectif. Elle se disait : « Même si ce n’est que pour lui remettre cette carte, j’irai13. »
Le bureau de la mairesse se trouvait dans un grand bâtiment, qui lui servait aussi de quartier général pour ses activités caritatives. Elle reçut poliment Ida, dont la nervosité s’estompa quand elle commença à parler de la Société de Secours, de l’Église et de la petite branche de Liverpool. Elle lui expliqua : « Je suis venue proposer nos services pour aider à coudre ou à tricoter pour les soldats14. »
Une fois son message remis, Ida était sur le point de partir, mais Winifred l’arrêta. Elle lui dit : « J’aimerais que vous visitiez notre bâtiment et que vous voyiez comment se déroule notre travail. » Elle traversa avec Ida dix-sept grandes pièces, chacune remplie d’une dizaine de femmes au travail. Elle l’amena ensuite dans son bureau privé. Elle lui montra un livre de compte : « C’est là que nous tenons nos archives. Tout ce que vous ferez pour nous y sera noté comme du travail fait par la Société de Secours de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours. »
Ida la remercia. Elle lui dit : « Nous ferons de notre mieux15. »
Cet automne-là, les sœurs de la Société de Secours de Liverpool tricotèrent. Elles invitèrent aussi leurs amies et leurs voisines à participer. Au bout d’une semaine, elles étaient une quarantaine. Ida apprit à tricoter et commença à travailler sur plusieurs grands cache-nez. À la demande de la présidence générale de la Société de Secours, à Salt Lake City, le mari d’Ida la mit à part en tant que présidente des Sociétés de Secours de la mission européenne. Comme les voyages à travers l’Europe étaient devenus dangereux, Ida Smith commença par parcourir la Grande-Bretagne pour organiser de nouvelles Sociétés de Secours, former leurs membres et les inciter à tricoter pour les soldats. Finalement, les femmes fabriquèrent et distribuèrent deux mille trois cents articles vestimentaires16.
Ida et d’autres membres de la Société de Secours reçurent des lettres et des éloges de hauts fonctionnaires de toute la Grande-Bretagne. Une femme écrivit : « Si toutes les organisations de femmes de Grande-Bretagne travaillaient comme le font les saintes des derniers jours, nos soldats ne manqueraient de rien17. »
Le 7 novembre 1914, le président Joseph F. Smith écrivit à Hyrum M. Smith : « Les rapports sur le carnage et la destruction qui ont lieu en ce moment en Europe sont écœurants et déplorables. » Deux mois plus tôt, les troupes françaises et britanniques avaient arrêté la progression des forces allemandes lors d’une bataille sanglante sur la Marne, dans le nord-est de la France. D’autres batailles avaient suivi, mais aucun des deux camps n’avait réussi à porter un coup décisif. Les armées s’étaient alors tapies dans un dédale de tranchées défensives à travers la campagne française18.
La guerre se propageait en Europe de l’Est, en Afrique, au Moyen-Orient et jusqu’aux îles de l’océan Pacifique. Dans les journaux, les comptes-rendus du conflit rappelèrent au président Smith la révélation du Seigneur reçue en 1832 au sujet de la guerre. Elle prédisait : « Et alors la guerre se déversera sur toutes les nations. Et ainsi, à cause de l’épée et de l’effusion de sang, les habitants de la terre se lamenteront19. »
Le dimanche 24 janvier 1915, le prophète appela les membres de l’Église aux États-Unis et au Canada à contribuer au fonds de secours destiné aux saints européens dans le besoin. Il déclara : « C’est la manière la plus efficace de venir en aide aux membres de l’Église dans le besoin20. » En réponse à l’appel du prophète, plus de sept cents paroisses et branches collectèrent de l’argent et envoyèrent des dons au bureau de l’épiscopat président de l’Église. L’argent fut ensuite envoyé au bureau de la mission à Liverpool pour que Hyrum M. Smith le distribue aux saints européens, quel que soit leur camp21.
Quelques mois plus tard, le président Smith, accompagné de Charles W. Nibley, l’évêque président, alla inspecter un coin plus paisible du monde : la ferme d’environ deux mille quatre cents hectares de l’Église à Laie, à Hawaï22. À Honolulu, les deux hommes retrouvèrent l’apôtre et sénateur américain Reed Smoot, qui était venu dans les îles avec sa femme, Allie, pour visiter l’assemblée législative hawaïenne. Il espérait également que l’air de l’île améliorerait la mauvaise santé de son épouse. En compagnie d’Abraham et Minerva Fernandez, qui avaient accueilli George Q. Cannon lors de sa dernière visite dans les îles, ils se rendirent à Laie et partagèrent un festin avec quatre cents saints23.
Pendant les jours qui suivirent, tandis qu’il rencontrait les membres de l’Église et visitait la ferme, le président Smith était heureux de voir que les saints hawaïens prospéraient spirituellement et temporellement. Les îles comptaient désormais près de dix mille saints. Depuis peu, les Doctrine et Alliances et la Perle de Grand Prix étaient publiées en hawaïen. Plus de cinquante lieux de culte de l’Église parsemaient les îles. À Laie, il y avait même une école appartenant à l’Église. Dans cette ville, les saints avaient également embelli leurs jardins et leurs rues avec des fleurs et des arbres robustes24.
L’Église grandissait aussi dans d’autres régions d’Océanie. Le Livre de Mormon et d’autres documentations de l’Église étaient disponibles en maori, samoan et tahitien. La mission de Tahiti disposait d’une imprimerie et publiait son propre magazine de l’Église en tahitien, Te Heheuraa Api25. À Tonga, après plus de dix années d’interruption du travail missionnaire, l’Église prenait à nouveau racine. Les saints d’Australie, de Samoa et de Nouvelle-Zélande participaient au culte au sein de branches fortes comprenant des Sociétés de Secours, des Écoles du Dimanche et des chœurs. En 1913, l’Église avait également ouvert l’université maorie d’agriculture [Māori Agricultural College] à Hastings, en Nouvelle-Zélande. Là, les jeunes hommes se formaient, entre autres, aux métiers de l’agriculture26.
Lors de leur dernière soirée à Laie, le 1er juin, le président Smith se rendit dans une église située au sommet d’une colline surplombant la ville en compagnie de frère Nibley et de frère Smoot. Le bâtiment se dressait là depuis 1883. Son nom, I Hemolele, signifiait « Sainteté au Seigneur », la même expression biblique qui figurait sur les murs du temple de Salt Lake City27.
Devant le bâtiment, le président Smith informa frère Smoot d’une discussion qu’il avait eue avec frère Nibley, au cours de laquelle ils avaient envisagé de construire une maison des dotations ou un petit temple à Laie puisque l’Église y était fermement établie. Il proposa de déplacer I Hemolele afin de construire un temple à sa place28.
Frère Smoot approuva. Plus tôt dans la semaine, après avoir assisté aux funérailles d’un membre âgé qui avait reçu sa dotation en Utah des années auparavant, il avait eu une pensée semblable. Tout au long de son histoire, l’Église avait construit des temples là où les saints étaient nombreux. Cependant, en 1913, le président Smith avait consacré un site pour un temple à Cardston, en Alberta (Canada), où il y avait maintenant deux pieux. C’était la première fois qu’on projetait de construire un temple pour des saints vivant loin du groupe principal de membres de l’Église29.
Le président Smith dit à ses compagnons de service : « Frères, je me sens inspiré à consacrer ce terrain pour la construction d’un temple à Dieu. Que ce terrain devienne le lieu où les habitants des îles du Pacifique viendront accomplir l’œuvre du temple. » Il admit qu’il n’avait pas demandé l’avis du Collège des douze apôtres ni des autres membres de la Première Présidence. Il ajouta : « Cependant, si vous pensez qu’il n’y a pas d’objections, j’estime que c’est le moment de consacrer ce terrain. »
L’idée enthousiasmait frère Smoot et frère Nibley. Le prophète fit donc une prière de consécration30.
Quand arriva l’été 1915, la révolution mexicaine n’étaient plus vraiment une menace pour les colonies de l’Église du nord du Mexique. De nombreuses familles avaient retrouvé leur foyer et vivaient dans une paix relative. D’autres colons, dont la famille de Camilla Eyring, avaient choisi de rester aux États-Unis31.
À San Marcos, la situation était différente. Rafael Monroy était désormais le président d’une branche d’une quarantaine de saints. Le 17 juillet, un groupe de rebelles envahit le village, installa son quartier général dans une grande maison au centre de la ville et exigea de Rafael, éleveur prospère, qu’il leur fournisse de la viande32.
Dans l’espoir d’apaiser les troupes, il leur offrit une vache à abattre. Les rebelles étaient des zapatistes, des partisans d’Emiliano Zapata, l’un des chefs rebelles qui se battaient pour contrôler le gouvernement mexicain. Pendant des mois, ils avaient affronté les forces de Venustiano Carranza (les carrancistes) dans la région de San Marcos. Obéissant aux conseils du président de mission, Rey L. Pratt, Rafael et les autres saints avaient essayé de rester en dehors du conflit, espérant que les armées les laisseraient en paix. Avant l’arrivée des rebelles, San Marcos avait été un refuge pour les saints qui avaient fui la violence du centre du Mexique33.
Parmi les saints de San Marcos, on comptait Jesusita, la mère de Rafael, et Guadalupe, sa femme. Elles s’étaient fait baptiser toutes les deux en juillet 1913. Frère Pratt, qui était parti aux États-Unis, continuait de soutenir la branche de loin34.
Après que Rafael eut remis la vache aux rebelles, certains de ses voisins commencèrent à leur parler. L’un d’eux, Andres Reyes, était mécontent du nombre croissant de saints dans la région. De nombreux Mexicains s’opposaient aux influences étrangères dans leur pays ; Andres et d’autres habitants de la ville reprochaient à la famille Monroy de s’être éloignée du catholicisme et d’être devenue membre d’une Église très liée aux États-Unis. De plus, l’aînée des sœurs, Natalia, avait épousé un Américain, ce qui ne faisait qu’accroître la méfiance des habitants à l’égard de la famille35.
En entendant cela, les soldats suivirent Rafael jusque chez lui et l’arrêtèrent au moment où il s’asseyait pour prendre son petit-déjeuner. Ils lui ordonnèrent d’ouvrir le magasin familial, l’accusant, lui et son beau-frère américain, d’être des colonels de l’armée carranciste et de cacher des armes pour les utiliser contre les zapatistes.
Au magasin, Rafael et les rebelles rencontrèrent Vicente Morales, un autre membre de l’Église, occupé à divers travaux. Le prenant également pour un carranciste, les troupes l’arrêtèrent et saccagèrent le magasin à la recherche d’armes. Rafael et Vicente plaidèrent leur innocence, assurant aux troupes qu’ils n’étaient pas leurs ennemis.
Les soldats ne les crurent pas. Ils déclarèrent : « Si vous ne nous donnez pas vos armes, nous vous pendrons à l’arbre le plus haut36. »
Lorsque les zapatistes forcèrent Rafael à sortir de chez lui, ses sœurs, Jovita et Lupe, coururent après eux. Jovita rattrapa les soldats en premier mais ils ignorèrent ses supplications. Quand Lupe les rejoignit, elle vit les rebelles saisir sa sœur. Cette dernière s’écria : « Lupe, ils m’arrêtent ! »
Une foule s’était formée autour de Rafael et Vicente. Des gens brandissaient des cordes en criant : « Pendez-les ! »
Lupe s’écria : « Qu’allez-vous faire ? Mon frère est innocent ! Démolissez la maison si nécessaire mais vous n’y trouverez pas d’armes. »
Quelqu’un parmi la foule demanda qu’on l’arrête, elle aussi. Lupe se précipita vers un arbre et s’y accrocha aussi fort qu’elle put mais les rebelles l’attrapèrent et l’en arrachèrent facilement37. Ils retournèrent ensuite chez la famille Monroy et arrêtèrent Natalia.
Les rebelles emmenèrent les trois sœurs dans leur quartier général et les enfermèrent dans des pièces séparées. Dehors, des gens dirent aux soldats que Rafael et Vicente étaient des « mormons » qui corrompaient la ville avec leur religion étrange. Les soldats n’avaient jamais entendu ce mot auparavant mais ils le comprirent dans un sens négatif. Ils conduisirent les deux hommes à un grand arbre et firent glisser des cordes sur ses branches solides. Ils leur passèrent ensuite la corde autour du cou. Les soldats leur dirent que s’ils abandonnaient leur religion et se joignaient aux zapatistes, ils seraient libérés.
Rafael répondit : « Ma religion m’est plus chère que ma vie ; je ne peux l’abandonner. »
Les soldats tirèrent alors sur les cordes jusqu’à ce que Rafael et Vicente soient pendus par le cou et s’évanouissent. Ils relâchèrent ensuite les cordes, ranimèrent les deux hommes et continuèrent à les torturer38.
Au magasin, les rebelles cherchaient toujours des armes. Jesusita et Guadalupe s’évertuaient à leur dire qu’il n’y en avait pas. La mère insistait : « Mon fils est un homme pacifique ! Si ce n’était pas le cas, pensez-vous que vous l’auriez trouvé chez lui ? » Quand les soldats demandèrent encore à voir les armes de la famille, elles leur présentèrent des exemplaires du Livre de Mormon et de la Bible.
« Ce ne sont pas des armes, répliquèrent les rebelles. Nous voulons les armes. »
Dans l’après-midi, au quartier général zapatiste, les rebelles réunirent la fratrie de la famille Monroy dans la même pièce. Quand Lupe vit Rafael, elle fut choquée. Elle lui dit : « Rafa, tu as du sang sur le cou. » Il s’avança vers l’évier dans la pièce et se lava le visage. Il avait l’air calme et ne semblait pas en colère, malgré tout ce qui s’était passé.
Plus tard, Jesusita apporta de la nourriture à ses enfants. Avant qu’elle parte, Rafael lui remit une lettre qu’il avait écrite à un capitaine zapatiste de sa connaissance, lui demandant son aide pour prouver son innocence. Sa mère prit la lettre et s’en alla à la recherche du capitaine. La famille Monroy et Vicente bénirent ensuite leur repas, mais avant qu’ils puissent manger, ils entendirent des bruits de pas et d’armes derrière la porte. Les soldats appelèrent Rafael et Vicente. Les deux hommes sortirent de la pièce. Sur le seuil, Rafael demanda à Natalia de l’accompagner dehors mais les gardes la repoussèrent à l’intérieur.
Les sœurs se regardèrent, le cœur battant. Le silence s’installa. Puis des coups de feu déchirèrent la nuit39.
Tandis qu’il observait la situation en Europe, Hyrum M. Smith ressentait un poids énorme sur ses épaules. En tant que président de la mission européenne, il avait immédiatement obéi aux directives de la Première Présidence et avait fait sortir les missionnaires d’Allemagne et de France peu après le début de la guerre. Cependant, il n’était pas sûr de ce qu’il fallait faire des missionnaires qui œuvraient dans les pays neutres ou dans les zones où il n’y avait pas de combats violents, comme la Grande-Bretagne. Les membres de la Première Présidence n’avaient pas donné d’instructions sur la manière de procéder. Leur lettre disait : « Nous vous laissons le soin de prendre une décision40. »
Hyrum et les missionnaires du bureau de la mission s’étaient réunis deux fois afin de discuter de la marche à suivre. À la suite de ces discussions, ils étaient convenus de ne relever que les missionnaires d’Europe continentale, laissant les missionnaires de Grande-Bretagne terminer leur mission comme prévu. Le président Smith avait ensuite écrit aux présidents de mission du continent, leur demandant de rester à leur poste, ainsi que leurs assistants afin de maintenir l’Église dans leur région. Les autres missionnaires devaient être évacués41.
Une année s’était écoulée et les journaux ne cessaient de publier des histoires d’attaques des Allemands contre les navires de guerre et les navires transportant des passagers britanniques. En mai 1915, un sous-marin allemand torpilla le paquebot britannique Lusitania tuant près de mille deux cents personnes, civils et membres d’équipage. Trois mois plus tard, les Allemands coulèrent un autre paquebot britannique, l’Arabic, au large de l’Irlande. À son bord se trouvait un missionnaire rentrant chez lui, qui échappa de peu à la mort.
Hyrum M. Smith était responsable de l’organisation de la traversée de l’Atlantique pour les missionnaires et les saints qui émigraient, et il ne savait pas comment gérer au mieux cette crise42. De nombreux missionnaires américains en Grande-Bretagne étaient si impatients de rentrer chez eux qu’ils étaient prêts à braver tous les dangers. De même, les saints qui émigraient faisaient souvent passer leur désir de se rassembler en Utah avant leur sécurité personnelle.
L’Église avait signé un contrat avec une compagnie maritime britannique afin qu’elle gère toutes les traversées de l’Atlantique par des membres de l’Église, ce qui compliquait davantage la situation. Ne parvenant pas à trouver un moyen honnête d’annuler le contrat, le président Smith estimait que le bureau de la mission ne pouvait pas légalement réserver des places pour des saints sur des navires américains, même si ces derniers étaient considérés comme plus sûrs parce que les États-Unis n’étaient pas en guerre contre l’Allemagne.
Le 20 août 1915, il écrivit à la Première Présidence à ce sujet. Il avait déjà réservé des places pour plusieurs missionnaires et saints émigrants sur le Scandinavian, un navire canado-britannique quittant Liverpool le 17 septembre. Il se demandait maintenant s’il devait les laisser partir.
Il écrivit : « Cette responsabilité est presque trop lourde à porter seul. Je vous prie très humblement de me conseiller, afin que d’avoir le sentiment d’agir en parfaite harmonie avec vos souhaits43. »
Une semaine avant le départ du Scandinavian, Hyrum reçut un télégramme de la Première Présidence : « Les émigrants voyageant sur des navires de pays belligérants doivent en assumer personnellement la responsabilité. » Si les saints choisissaient de voyager sous pavillon britannique, ils le faisaient à leurs risques et périls44.
Hyrum réfléchit soigneusement aux possibilités qui s’offraient à lui. Il était clair que la Première Présidence ne voulait pas inciter les saints à voyager sur des navires susceptibles d’être attaqués. Cependant, les places sur les navires américains, plus sûrs, ne pouvaient être réservées par les saints qu’à titre personnel. Et même s’ils faisaient ce choix, le prix élevé de la traversée pourrait les empêcher de faire le voyage.
Il écrivit dans son journal : « Je répugne à risquer la vie de nos saints sur l’océan. » Néanmoins, il savait qu’il devait faire quelque chose. Il nota : « Dans la mesure où nous n’avons pas reçu l’ordre de ne pas le faire, nous irons de l’avant et ferons confiance au Seigneur45. »
Le 17 septembre 1915, Hyrum M. Smith fit ses adieux à quatre missionnaires et trente-sept émigrants sur le Scandinavian46. Il ne lui restait plus qu’à attendre d’être informé de leur arrivée à bon port.