Chapitre 21
Une meilleure compréhension
Au printemps 1931, John et Leah Widtsoe quittèrent l’Europe pour quelques mois afin de rendre visite à leur famille, s’entretenir avec les dirigeants de l’Église et assister à la conférence générale. Leur fille, Ann, les attendait à la gare en Utah. En leur absence, elle s’était réconciliée avec son mari et attendait son troisième enfant. La mère de Leah, Susa Gates, était également présente, prête à les accueillir, comme elle le leur avait promis trois ans plus tôt au moment de leur départ. Dans deux jours, elle fêterait son soixante-quinzième anniversaire. John et Leah étaient arrivés juste à temps pour la réception chez Emma Lucy, la sœur de Leah, et son mari, Albert Bowen1.
Malheureusement, Petronile, la tante de John, était décédée deux ans plus tôt après une longue maladie. Ann et Rose, la veuve d’Osborne, le frère de John, étaient à son chevet quand elle avait quitté ce monde2.
Pendant son séjour en Utah, John avait un emploi du temps bien rempli car il avait de nombreuses réunions prévues avec les dirigeants de l’Église. La Première Présidence et le Collège des douze apôtres débattaient d’une divergence d’opinion entre l’apôtre Joseph Fielding Smith et B. H. Roberts, qui était désormais le membre le plus ancien du premier conseil des soixante-dix. B. H. Roberts avait écrit « La vérité, le chemin, la vie [The Truth, The Way, The Life] », un manuscrit de huit cents pages détaillant le plan du salut. Il voulait que l’Église l’adopte comme programme d’étude pour les collèges de la Prêtrise de Melchizédek3. Joseph Fielding Smith avait exprimé de sérieuses réserves sur certaines idées contenues dans l’ouvrage.
Il était surtout gêné par la tentative de B. H. Roberts de faire concorder le récit scripturaire de la Création avec les théories scientifiques sur l’origine de la vie4. D’après celui-ci, les fossiles prouvaient que des espèces semblables à l’homme avaient vécu sur la terre pendant des millions d’années avant que Dieu ne place Adam et Ève dans le jardin d’Éden5. Joseph Fielding Smith rétorquait que de telles croyances étaient incompatibles avec les Écritures et la doctrine de l’Église. Il pensait que ces espèces ne pouvaient pas avoir existé avant que la chute d’Adam n’introduise la mort dans le monde.
Dans un discours prononcé devant la Société généalogique d’Utah, Joseph Fielding Smith avait vigoureusement condamné les idées de B. H. Roberts, sans toutefois le citer directement. De son côté, ce dernier avait écrit à la Première Présidence, cherchant à savoir si le discours de Joseph Fielding Smith représentait la position officielle de l’Église sur le sujet ou s’il s’agissait simplement d’une opinion personnelle6.
Les Douze invitèrent les deux hommes à présenter leur point de vue au conseil. Les apôtres envoyèrent ensuite un rapport à la Première Présidence, qui étudia attentivement les deux parties du différend et pria pour savoir comment le résoudre7.
John Widtsoe avait récemment publié un livre sur la réconciliation de la science et de la religion, et il avait beaucoup réfléchi à la question. Il croyait que les dirigeants de l’Église devaient aider les jeunes saints à faire grandir leur foi en Jésus-Christ au milieu des tendances modernes. Il se disait que de nombreux croyants se méfiaient de la science parce qu’ils confondaient les faits et les interprétations. Il préférait ne pas s’appuyer uniquement sur la science pour résoudre les controverses. En effet, la compréhension scientifique était sujette à des changements et négligeait souvent les concepts religieux tels que la prière et la révélation. Il faisait tout aussi attention à ne pas se reposer sur une interprétation des Écritures qui ne tiendrait pas compte de la manière dont les révélations et les écrits sacrés avaient vu le jour.
Il confia en privé à Melvin J. Ballard, qui était apôtre : « Je pense que le plus sage serait de faire ce que nous avons fait pendant toutes ces années. Accepter tous les faits bien établis et vérifiés, et refuser de fonder notre foi sur des théories, qu’elles soient scientifiques ou théologiques8. »
Le 7 avril, le lendemain de la conférence générale, la Première Présidence convia les Douze et d’autres autorités générales à se réunir pour régler le conflit. John Widtsoe écouta les membres de la présidence exprimer leur opinion que Joseph Fielding Smith et B. H. Roberts devaient abandonner leur querelle. Ils déclarèrent : « La base du désaccord repose, pour les deux partis, sur les Écritures et des déclarations d’hommes qui ont joué un rôle important dans les affaires de l’Église. Ni l’un ni l’autre n’a produit de preuve définitive pour étayer ses opinions9. »
La Première Présidence rappela aux collèges l’enseignement de Joseph Smith : « Déclarez les premiers principes et laissez de côté les mystères, sinon vous serez vaincus10. » Elle les mit en garde contre le fait de présenter un avis personnel comme étant la doctrine de l’Église, ce qui risquait de provoquer des malentendus, de la confusion et des divisions parmi les saints : « Quand une autorité générale de l’Église fait une déclaration formelle portant sur un quelconque point de doctrine, elle est considérée comme parlant au nom de l’Église, qu’elle exprime une opinion personnelle ou non. Ses déclarations sont reçues et acceptées comme étant la doctrine approuvée de l’Église11. »
Les membres de la Première Présidence exhortèrent les hommes à prêcher la doctrine fondamentale de l’Évangile rétabli. Ils dirent : « Tandis que nous magnifions notre appel dans la sphère de l’Église, laissons à la recherche scientifique la géologie, la biologie, l’archéologie et l’anthropologie. Aucun de ces domaines n’a de rapport avec le salut de l’âme des hommes. » Pour ce qui était des origines de la vie, ils n’avaient rien de plus à dire que ce que la Première Présidence avait déjà affirmé dans sa déclaration de 1909 intitulée « L’origine de l’homme12 ».
Pour John Widtsoe, la Première Présidence avait réglé la question. Les dirigeants de l’Église présents, y compris B. H. Roberts et Joseph Fielding Smith, soutinrent la décision et acceptèrent de ne plus aborder en public la question de la vie humaine avant Adam13. Cependant, B. H. Roberts ne supportait pas l’idée de retirer le sujet de son ouvrage « La vérité, le chemin, la vie ». Finalement, il laissa son ouvrage de côté, sans le publier14.
Plus tard cette année-là, au Cap, en Afrique du Sud, William et Clara Daniels et une dizaine d’autres saints des derniers jours chantaient un cantique ensemble comme ils le faisaient chaque lundi, pendant la réunion qu’ils tenaient chez eux pour parler de l’Évangile. Mais cette fois, ce n’était pas une réunion comme les autres. Le président de mission, Don Dalton, les avait convoqués pour une conférence spéciale.
Clara offrit la prière d’ouverture et William raconta l’histoire de sa conversion et de leurs premières petites réunions. Il dit : « Nous avons commencé par étudier les références du Livre de Mormon (Book of Mormon Ready References) et maintenant nous étudions Jésus le Christ. J’ai reçu de nombreuses connaissances et je peux dire beaucoup de choses sur l’Évangile à beaucoup de gens15. »
Clara rendit aussi témoignage, exprimant sa reconnaissance pour son appartenance à l’Église. Elle dit : « Je prie pour que le Seigneur nous aide à rester constants16. »
Plusieurs autres personnes témoignèrent, puis le président Dalton prit la parole. Il déclara : « J’ai la certitude que le Seigneur est à la tête de cette œuvre. Si nous mettons en pratique les commandements, il ne nous refusera rien. » Il parla du frère de Jared, personnage du Livre de Mormon, qui était si proche du Seigneur que rien ne lui fut caché. Il témoigna : « Il en sera de même pour nous. Je sais que, si je suis fidèle, je verrai des choses extraordinaires17. »
Le président Dalton se souciait toujours de la façon dont certains membres de la branche de Mowbray traitaient les membres « de couleur », comme la famille Daniels. La Première Présidence lui avait conseillé de tenir compte des sentiments de tous les saints en gérant ce genre de situation. Elle avait écrit : « Les tensions raciales sont un problème qu’il faut traiter avec beaucoup de précaution pour éviter d’offenser les membres de l’Église, Noirs ou Blancs18. »
Le président Dalton connaissait et admirait la fidélité de William. Il voulait reconnaître officiellement ses efforts. Il annonça : « Je pense qu’une branche doit être formée ici. Frère Daniels doit avoir le privilège d’accomplir une œuvre particulière. Je sais que, grâce à sa diligence, la barrière sera levée et qu’il sera un dirigeant en Israël. »
William fut alors appelé à servir en qualité de président de branche et Clara en tant que présidente de la Société de Secours. Leur fille Alice fut appelée secrétaire de la Société de Secours et greffière de la branche, et leur amie, Emma Beehre, fut appelée conseillère de Clara. Frère Dalton posa les mains sur la tête de William et le mit à part pour son nouvel appel. Il ne conféra pas la prêtrise à William, qui ne pouvait donc pas bénir et distribuer la Sainte-Cène ni mettre à part les membres de la branche dans leurs appels. Cependant, ses nouvelles responsabilités allaient lui donner de nouvelles occasions de servir et de progresser dans l’Église.
Le président de mission ajouta : « J’ai réfléchi à un nom pour cette branche. Je suppose que ce devrait être ‘la branche de l’amour19’. »
Lors de leur réunion du lundi suivant, William demanda à Clara et aux autres dirigeants de la branche nouvellement appelés de s’exprimer au sujet de leurs nouvelles responsabilités. Clara avoua : « Je trouve cela un peu difficile mais je sais que le Seigneur m’aidera dans mon œuvre, lui qui a aidé la sœur qui a mis en place la première Société de Secours20. »
En tant que dirigeants de branche, William et Clara continuèrent de s’occuper des missionnaires qui assistaient aux réunions de la branche avec des visiteurs blancs de la branche de Mowbray. William veilla à ce qu’Alice fasse des comptes rendus précis afin d’en envoyer un exemplaire à Salt Lake City. Il ne voulait pas qu’on oublie la branche de l’amour21.
Aux États-Unis, le 14 février 1932, Paul Bang, âgé de treize ans, fut ordonné diacre dans la branche de Cincinnati. Depuis la fin des années 1800, les garçons de son âge recevaient la Prêtrise d’Aaron. À cette époque, ils coupaient du bois pour les pauvres, alimentaient des feux pour chauffer les lieux de réunion et accomplissaient d’autres actes de service dans leurs paroisses et leurs branches. Toutefois, ce n’est qu’au début du vingtième siècle que Joseph F. Smith, alors président de l’Église, avait présenté les réformes de la Prêtrise d’Aaron rendant systématique l’ordination des jeunes gens aux offices de la prêtrise. Depuis, les jeunes diacres avaient commencé à jouer un rôle plus important au sein de la branche et pendant les réunions22.
Désormais, en plus de s’occuper de l’église et du terrain, Paul pouvait distribuer la Sainte-Cène, collecter les offrandes de jeûne, être le messager du président de branche et aider les veuves et les autres saints dans le besoin23. Comme les autres diacres de l’Église, il devait également comprendre et savoir expliquer chacun des Articles de Foi, obéir à la Parole de Sagesse, faire des prières d’ouverture et de clôture, payer la dîme et connaître l’histoire du rétablissement de la Prêtrise d’Aaron24.
Paul n’eut pas l’occasion de s’acquitter tout de suite de toutes ces nouvelles responsabilités. Depuis des décennies, les hommes adultes distribuaient la Sainte-Cène et de nombreuses personnes étaient mal à l’aise à l’idée de laisser cette responsabilité à de jeunes garçons. À Cincinnati, la Sainte-Cène était toujours bénie et distribuée par deux adultes. Il s’agissait la plupart du temps de Chris et Henry, les frères aînés de Paul25.
Néanmoins, même si les nouvelles responsabilités de Paul en lien avec la prêtrise ne l’occupaient pas totalement, de nombreuses tâches lui incombaient à l’épicerie de ses parents. Il aimait travailler au magasin. Le commerce ouvrait tous les matins à six heures et ne fermait pas avant onze heures du soir. Le garçon s’occupait des clients au comptoir, remplissait et rangeait les étagères, balayait et huilait le plancher en bois. Lorsque son frère Chris coupait la viande, Paul éparpillait de la sciure sur le sol pour absorber les salissures. Une fois la découpe terminée, il frottait les blocs de coupe avec une brosse en fer. Après l’école, Paul chargeait des boîtes et des paniers contenant les commandes et faisait les livraisons dans le voisinage26.
À Cincinnati, au moment de la dépression économique, le domaine de la construction était en pleine expansion. Les travaux de construction d’un gratte-ciel de près de cent quatre-vingts mètres ainsi que d’un nouveau terminal ferroviaire imposant commençaient à peine. Ces projets, ainsi qu’une économie locale diversifiée, permirent à la ville de surmonter les pires moments de la crise. Toutefois, les salaires baissaient et le chômage était de plus en plus important27.
La famille Bang vivait dans un quartier pauvre peuplé d’immigrants blancs qui, comme eux, travaillaient, jouaient et étudiaient aux côtés d’Afro-Américains, de Juifs et d’autres groupes ethniques. Lorsque les difficultés touchèrent la ville, nombre des clients habituels de l’épicerie ne pouvaient plus payer leurs factures. Au lieu de les renvoyer, le père de Paul leur faisait souvent cadeau de ses produits ou leur permettait d’acheter à crédit. Malheureusement, sa gentillesse et sa générosité ne protégèrent pas l’entreprise familiale de la Dépression et, en avril 1932, il déposa le bilan. Même après cela, il refusa de fermer le magasin et continua d’aider ses voisins28.
Les saints de Cincinnati persévéraient malgré le déclin économique. Depuis peu, l’Épiscopat président avait demandé aux paroisses et aux branches de l’Église de commémorer chaque année le rétablissement de la Prêtrise d’Aaron, espérant ainsi favoriser la participation des jeunes détenteurs de la prêtrise. Le 15 mai 1932, quatre prêtres récemment ordonnés de la branche de Cincinnati, tous âgés de dix-neuf ans ou plus, parlèrent pendant la réunion de Sainte-Cène de l’histoire et de l’expansion de la Prêtrise d’Aaron. Charles Anderson, le président de branche, prit également la parole, comme il le faisait habituellement à la fin de la réunion de Sainte-Cène29.
Paul n’avait pas encore de responsabilités dans le programme mais les occasions viendraient. Les réunions de la branche comptaient rarement plus de cinquante personnes. Souvent, les parents de Paul ou ses frères et sœurs plus âgés faisaient un discours, chantaient dans le chœur, offraient une prière ou participaient d’une quelconque autre manière aux réunions30. En l’espace de quatre semaines, son frère, Henry, avait offert la prière de clôture lors de trois réunions de Sainte-Cène. Le jour où il n’avait pas prié, il avait fait un discours31.
Étant membre de la famille Bang, Paul s’attendait à ce que la branche lui confie des tâches à tout moment.
Pendant ce temps, en Utah, Evelyn Hodges, assistante sociale au sein de la Société de Secours, avait matière à s’inquiéter tandis que le monde s’enfonçait de plus en plus dans la Dépression. Son père, qui l’avait un jour suppliée de rester à la maison pour qu’elle n’ait pas à travailler, traversait une période difficile du fait que les produits de sa ferme de Logan ne se vendaient plus. Evelyn savait comment faire pour solliciter l’aide de l’Église et de l’État, mais il refusait.
Au début de la Dépression, il lui avait affirmé : « Je peux trouver un travail. Je sais que j’en suis capable. »
Sa fille en doutait. À Salt Lake City, elle parlait tous les jours à des gens qui disaient la même chose. Ils répétaient : « Si je peux aller à Los Angeles, je trouverai du travail. » En Utah, un travailleur sur trois était au chômage et personne n’embauchait. Evelyn savait cependant que la situation n’était guère meilleure en Californie, ni nulle part ailleurs aux États-Unis. Elle essayait d’expliquer que les emplois se faisaient rares partout, mais certaines familles avec lesquelles elle travaillait ne la croyaient pas32.
À l’approche de l’été 1932, elle avait de bonnes raisons d’espérer qu’un changement était imminent. À la suite du lancement par le gouvernement américain d’un programme d’aide financière aux États et aux entreprises, les fonctionnaires de l’Utah firent appel aux services sociaux de la Société de Secours pour aider l’État à demander un prêt fédéral. Evelyn et Amy Brown Lyman passèrent des heures à rassembler les statistiques et les dossiers individuels pour mettre en lumière les manques au sein de l’État. Elles présentèrent ensuite les résultats de leur recherche au capitole de l’État où les législateurs les utilisèrent et obtinrent une aide fédérale pour l’Utah33.
Evelyn apprit beaucoup grâce à son travail acharné auprès d’Amy. Cette dernière était franche et souvent brusque lorsqu’elle s’adressait aux travailleuses sociales. Evelyn appréciait le franc-parler d’Amy, mais elle devait admettre que cela l’irritait parfois. Amy ne se privait pas de la critiquer quand elle faisait une erreur. Cependant, Evelyn ne prenait pas cela pour une réprimande. Amy pensait tout simplement qu’elle n’avait pas le temps d’être délicate ou diplomate. Elle attendait de tous les membres du bureau des services sociaux, y compris d’elle-même, qu’ils se consacrent entièrement à leur travail. C’est pour cette raison qu’Evelyn avait appris à l’aimer et qu’elle l’admirait34.
En août 1932, les fonds de secours fédéraux arrivèrent en Utah, redonnant espoir à de nombreux saints affligés. Une fois de plus, l’État fit appel à la Société de Secours, et Amy et ses travailleuses sociales jouèrent un rôle essentiel dans la distribution de l’aide.
La plupart des fonds de secours locaux de l’Église et du gouvernement étant épuisés, de nombreux évêques aux côtés desquels Evelyn œuvrait souhaitaient vivement que les membres de leur paroisse dans le besoin reçoivent l’aide du gouvernement fédéral. Certains membres de l’Église craignaient cependant que les saints en deviennent dépendants. Des gens refusaient de demander l’aide de l’Église parce qu’ils ne voulaient pas que leur évêque, qui était souvent un voisin et ami, soit au courant de leur situation. D’autres ne voulaient pas se sentir stigmatisés en raison de leur situation de dépendance lorsqu’ils allaient à l’église.
Cette dépendance continuait néanmoins de s’étendre. Les dirigeants du gouvernement des États-Unis avaient sous-estimé les dégâts économiques, et les fonds proposés ne suffirent pas à soulager durablement le peuple américain. L’économie continuait de s’effondrer, entraînant l’espoir avec elle. Chaque jour, des gens perdaient leur emploi et leur logement. Evelyn voyait régulièrement deux ou trois familles vivant ensemble dans une petite maison.
Sa propre famille était en difficulté. Après avoir en vain essayé de subvenir aux besoins de sa famille, son père avait cherché à vendre une partie de sa propriété mais il ne trouva pas d’acquéreur. Finalement, il permit à sa fille de lui envoyer trente dollars par mois de ses propres revenus. Il lui en était reconnaissant35.
La Dépression s’aggravait et Evelyn était témoin de la misère grandissante à Salt Lake City. Elle y perçut néanmoins l’occasion de faire preuve d’une plus grande compassion et de progresser au sein de la collectivité. Elle pensait : « Si nous sortons de cette lutte avec une meilleure compréhension des besoins des êtres humains, alors la société aura progressé grâce à cette épreuve36. »
À l’autre bout de la ville, Harold B. Lee, président du pieu de Pioneer à Salt Lake City, savait qu’il devait lui aussi faire quelque chose pour aider les gens à traverser la Dépression. À trente-trois ans, il était l’un des plus jeunes présidents de pieu de l’Église ; il n’avait pas autant d’expérience que d’autres hommes ayant le même appel. Cependant, il savait qu’environ deux tiers des sept mille trois cents saints de son pieu dépendaient, totalement ou partiellement, d’une aide financière. Lorsque les gens étaient affamés physiquement, il n’était pas facile de les nourrir spirituellement37.
Harold B. Lee réunit ses conseillers pour discuter de la manière d’aider les saints sous leur responsabilité. D’après leur étude des Doctrine et Alliances, ils savaient que le Seigneur avait ordonné aux premiers saints d’établir un magasin pour prendre soin des pauvres et des nécessiteux38. Depuis des décennies, les paroisses de l’Église géraient des petits « magasins de l’évêque » en collectant et redistribuant les dons de nourriture et d’autres articles pour aider les pauvres. Depuis les années 1910, l’Église recevait uniquement la dîme sous forme d’argent, mais il restait des magasins dans quelques paroisses et pieux39. De même, la présidence générale de la Société de Secours, qui avait géré des magasins et des greniers pour aider les saints dans le besoin, s’occupait d’un entrepôt qui fournissait des vêtements et d’autres articles ménagers pour les pauvres40. Et si le pieu de Pioneer faisait la même chose ?
Bientôt, un programme de secours prit forme, qui avait aussi pour but de rendre les saints plus autonomes. Avec l’aide des évêques, le pieu d’Harold B. Lee mettrait en place un magasin financé par la dîme et les dons. Au lieu de distribuer des articles gratuitement, le programme permettrait aux saints du pieu sans emploi de travailler à l’entrepôt ou à d’autres projets de service en échange de nourriture, de vêtements, de combustible ou d’autres produits de première nécessité41.
Après en avoir parlé avec ses conseillers, Harold B. Lee soumit le projet à la Première Présidence, qui l’approuva. Il convia ensuite les évêques de son pieu à une réunion afin de leur présenter le plan pour qu’ils en discutent. Un évêque posa immédiatement une question qui était sans doute dans l’esprit de nombreux membres de l’Église : puisque le Seigneur avait promis de subvenir aux besoins de son peuple, pourquoi tant de saints fidèles, qui payaient la dîme, étaient-ils démunis ?
Harold fit de son mieux pour répondre, rappelant aux évêques que le Seigneur comptait sur eux pour accomplir son œuvre. Il déclara : « Les promesses faites par le Seigneur sont entre vos mains. La manière et les moyens par lesquels elles s’accompliront dépendent de vous. » Il exhorta ensuite les évêques à faire tout ce qui était en leur pouvoir pour que ces magasins fonctionnent. Il témoigna que les bénédictions promises par le Seigneur se réaliseraient42.
Dans le cadre de ce projet, Harold B. Lee et ses conseillers choisirent Jesse Drury, l’un des évêques, pour gérer le magasin. Dans sa paroisse, de nombreux saints avaient été durement touchés par la Dépression. Jesse lui-même avait perdu son emploi et sa famille subvenait à peine à ses besoins grâce aux aides gouvernementales43.
Cependant, plus tôt cette année-là, cet évêque et ses conseillers avaient décidé d’agir afin d’obtenir de la nourriture et du travail pour les membres de leur paroisse. Au sud de la limite de leur paroisse se trouvait une parcelle de terre fertile et inutilisée. L’épiscopat consulta les propriétaires qui permirent aux membres de la paroisse de cultiver la terre en échange du paiement des impôts sur la propriété. Deux paroisses voisines du pieu de Pioneer se joignirent à l’effort. Tous ensemble, ils trouvèrent des agriculteurs et des dirigeants du comté disposés à faire don de semences et à prendre en charge l’irrigation. Les membres achetèrent des plants de légumes à prix réduit et se procurèrent des équipements agricoles et des chevaux auprès des personnes qui soutenaient leur projet44.
À présent, sous la direction d’Harold B. Lee, Jesse Drury dirigeait un groupe de membres de l’Église au chômage afin de transformer un vieil entrepôt en magasin de pieu. Ils installèrent une conserverie et ouvrirent une épicerie. Il y avait également des espaces de stockage à d’autres niveaux du bâtiment et un espace dédié à la gestion des dons de vêtements45.
À l’été 1932, le magasin était prêt à ouvrir. Le jour de l’inauguration du bâtiment, Harold B. Lee, Jesse Drury et le reste du pieu de Pioneer jeûnèrent pour commémorer l’événement, apportant leurs offrandes de jeûne à la cérémonie. Des hommes et des femmes du pieu se mirent au travail dans le magasin tandis que d’autres parcouraient la vallée pour travailler dans les fermes et les vergers46.
Un flot de produits déferla bientôt. Il y avait des centaines de boisseaux de pêches, des milliers de sacs de pommes de terre et d’oignons, des tonnes de cerises et bien plus encore. En échange de leur travail, les membres du pieu bénéficiaient d’une partie de la récolte. Il en resta suffisamment pour que la Société de Secours prépare des conserves en prévision de l’hiver. Les femmes échangeaient également leur travail contre des produits de première nécessité non périssables en raccommodant de vieux vêtements et en collectant des chaussures usées47.
Dès la fin de l’année, Harold B. Lee vit que le Seigneur bénissait les saints de son pieu. Même si nombre d’entre eux avaient fait face à l’adversité pendant l’année écoulée, ils étaient restés fermes dans la conviction que Dieu les aiderait dans leurs difficultés. De plus, ils étaient prêts et disposés à travailler ensemble au profit des nécessiteux, malgré les ravages de la Dépression48.